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Le besoin crée la production, les services remplacent les biens

15 février 2010

Ou la résolution de la première contradiction économique

Le besoin crée la production :

Si être exclusivement chasseur-cueilleur revient à renoncer à trop de sécurité et de confort, et qu’être agriculteur, même en pratiquant la permaculture, demande un travail si important qu’il nécessite que le talent soit converti en spécialisation, que nous reste-t-il ? Devons-nous définitivement renoncer à ces avantages ? Et le pouvons-nous seulement ? Sommes-nous au contraire condamnés à la spécialisation de notre travail, et aux inconvénients que celle-ci génère ? Et quand bien même nous y serions condamnés, n’y aurait-il pas un moyen de concilier agriculture et spécialisation, avec une indépendance économique individuelle ? N’existerait-il pas un moyen d’éviter l’inconvénient majeur de la spécialisation qu’est la dépendance économique des individus ?

Bien sûr que si, et c’est ce que je vais tenter d’expliquer ici. Mais rappelons d’abord ce qu’est exactement cette première contradiction économique, que cherchent à éviter les anarcho-primitivistes en voulant éviter toute forme d’agriculture et de sédentarisation, et que cherchent également à éviter les défenseurs de la permaculture, en cherchant à développer une agriculture non spécialisée.

Un individu qui veut consommer des produits tout en étant économiquement indépendant, doit les obtenir de lui-même. Pour cela, il s’approprie des ressources, les défend si besoin, en récolte les fruits, ou bien les cultive, et peut ainsi consommer ces fruits. S’il veut consommer d’avantage, il lui en coûte également d’avantage de labeur, et il doit s’approprier d’avantage de ces ressources. Mais s’il se spécialise dans une tâche dans laquelle il est talentueux, et qu’il s’approprie les ressources spécialisées correspondantes, il peut augmenter sa productivité moyenne, pour un labeur équivalent ; par contre, il ne produit plus alors qu’un seul produit, qu’il doit donc échanger contre d’autres produits qui lui sont nécessaires, avec d’autres spécialistes. D’où l’apparition d’un marché, où les différents spécialistes se rejoignent pour négocier les produits échangeables qu’ils ont respectivement produits.

En fait, le problème réside dans les démarches individuelles de spécialisations, que nous avons respectivement entrepris. Ce qui s’était toujours passé auparavant, c’est que nous voulions consommer des produits, donc nous nous étions appropriés les ressources correspondantes, et nous avions récolté, cultivé ou fabriqué ces produits. Nous voulions consommer, donc nous produisions. C’est donc notre besoin qui créait notre production, qui la précédait. Nous aurions pu avoir comme adage : « je mange, donc je produis ». Mais lorsque nous avons voulu nous spécialiser pour produire plus, nous avons inversé le sens de cet adage, qui est devenu : « je produis, donc je mange ». Nous avons créé une abondance de produits similaires, et cette abondance de produits, nous en avons espéré – voire créé (par l’intermédiaire de la pénurie, du monopole, ou plus simplement de la publicité) – le besoin, auprès de nos congénères. Et ceux-ci ont fait de même de leur côté, avec d’autres produits. Et du coup nous sommes devenus dépendants de notre propre production, et de celle de nos congénères. Auparavant notre besoin créait notre production ; par la suite, nous avons conditionné nos besoins individuels aux productions respectives d’autres spécialistes.

Seulement, cette contradiction économique va plus loin : car comme le besoin créait la production, et que la production s’appuyait sur une appropriation des ressources, alors en fait le besoin s’appuyait indirectement sur une appropriation des ressources. C’était en fait, en tant que consommateur, que nous nous approprions nos ressources respectives, et non pas en tant que producteur. Il n’y avait pas de différence entre ces deux personnalités économiques, tant que nous nous auto produisions notre nourriture ; nous étions à la fois producteur et consommateur ; ces deux fonctions étaient fusionnelles. Mais lorsque nous nous sommes spécialisés, les fonctions de producteur et de consommateur se sont distinguées. Or, les ressources auraient dû rester entre les mains des consommateurs pour lesquels nous nous spécialisions, puisque c’est le besoin qui crée la production. Au lieu de ça, nous nous les sommes appropriées en tant que producteurs. Depuis, les producteurs s’approprient systématiquement des ressources, sur lesquelles ils spéculent pour vendre leur production à des consommateurs.

Nous aurions du faire l’inverse. Etant donné que nous sommes consommateurs avant d’être producteurs, nous aurions du, en tant que consommateurs, regrouper nos ressources similaires respectives, et proposer à un individu particulièrement talentueux pour l’utilisation de cette ressource (l’un d’entre nous ?), de nous produire efficacement et talentueusement ces productions. Les producteurs spécialistes auraient alors pu négocier la valeur de leur travail, de leur savoir faire, ou de leur talent, ou bien encore négocier en fonction de la plus ou moins grande pénibilité de ce travail, mais n’auraient pas pu spéculer sur la base d’une confiscation des ressources ; sur la pénurie et le monopole.

Les services remplacent les biens :

Il nous faut donc revenir au bon sens : c’est le consommateur que nous sommes, qui doit se fournir selon ses besoins, et non le producteur que nous sommes. La spécialisation nous a rendu économiquement schizophrènes. Or cette schizophrénie, cette spécialisation, a des avantages que nous sommes plutôt enclins à accepter, à cause de ses avantages considérables de diminution du labeur. Il ne s’agit donc pas d’éviter cette schizophrénie, mais de bien comprendre quelle personnalité économique doit primer sur l’autre ; quelle personnalité doit décider, et quelle personnalité doit être subordonnée à l’autre. Jusqu’à maintenant, les rôles étaient inversés, le producteur s’appropriait les produits de consommation, ainsi que les ressources nécessaires à la production de celles-ci. Il nous faut désormais comprendre que nous sommes des consommateurs avant tout, et que notre fonction de producteur n’est qu’un simple outil, sur lequel nous devons garder la pleine et entière maîtrise. Le produit appartient donc d’avance à celui qui le consommera, et ce, dès la production ; dès même la prévision de sa production. Il n’y a ainsi plus de biens, seulement des produits, à destination de tel ou tel individu. Et le producteur d’un produit n’étant pas le propriétaire de ce produit, il ne fait que rendre un service (de production) à celui à qui ce produit appartient déjà : le consommateur (si ce dernier ne le produit pas directement par lui-même et pour lui-même, comme dans le cas d’une auto production).

Dés lors qu’on a compris cela, on comprend que les producteurs n’effectuent plus, comme avant, des transactions, à partir de leur travail de création ou de transformation de biens (et avec une plus-value plus ou moins grande, selon la spéculation qu’ils ont pu se permettre), mais qu’ils rendent simplement des services, sans plus-value, en effectuant une tâche. Ce n’est plus la transaction, qui est rémunérée au producteur, mais le service rendu pour l’obtention – pour le compte du consommateur cette fois – de ce produit de fabrication. La transaction est supprimée, puisque le produit n’est plus un bien marchand, il appartient déjà au consommateur avant même sa production. La transaction est remplacée par le service. Le service remplace le bien. Et avec le service, il n’y a pas de plus-value sur le travail.

Le travail sans spéculation :

Il est dès lors bien plus facile d’entrevoir une possibilité d’échange économique mutuel, équitable, entre le producteur et le consommateur (c’est-à-dire entre les individus eux-mêmes), puisqu’un service rendu est tout à fait quantifiable, en quantité et en qualité, permettant ainsi un échange mutuel de services rendus équivalents.

A l’époque où, pour la première fois, certains se sont spécialisés, nos personnalités économiques ont pu rester apparemment fusionnelles, et nous avons pu ne nous apercevoir de rien lorsque la lente séparation de ces personnalités a eu lieu. Ceci est dû à deux phénomènes. Tout d’abord, l’argent n’existait pas encore, et la seule possibilité d’échange était le troc, c’est-à-dire l’échange de biens. Le bien est donc devenu valeur, ou monnaie, en lieu et place du travail. Et ensuite, les individus vivaient de manière très proche, à l’origine en communautés, en clans, et les consommateurs pouvaient facilement évaluer l’équivalence du service rendu, du travail ; une plus-value, une spéculation, aurait été tout de suite aperçue et dénoncée, ce qui l’aurait de fait, immédiatement annulée. Le bien/monnaie et la monnaie/travail étaient confondus, tout autant que l’étaient nos personnalités économiques. Mais avec le développement du commerce, et avec l’apparition de ce que j’ai appelé des « proximités économiques entre individus affectivement distants, et entre communautés » (cf. mon article « La réussite fragile du partage »), la possibilité pour le consommateur de vérifier le caractère équitable d’un échange, va devenir beaucoup plus difficile. Il ne va pas pouvoir vérifier, par exemple lors du troc d’un objet contre un autre, si le labeur a été équivalent, en temps de travail, en effort physique, en conditions météorologiques de travail, etc., entre les deux objets échangés. Et c’est là-dessus que va pouvoir être ajoutée de la plus-value par le producteur, au détriment du consommateur (ou bien de la moins-value : il arrive aussi que le producteur doive diminuer sa marge, voire vendre à perte, si par exemple des concurrents cassent les prix ; dans les deux cas il y a bien souvent un perdant, et l’équité dans la transaction est rare).

Pour contrer cette incertitude, les individus vont prendre l’habitude d’étalonner la valeur plus ou moins grande du labeur, en créant une monnaie, c’est-à-dire une unité symbolisant une quantité donnée de labeur. Puis l’argent va apparaître, matérialisant cette monnaie. Mais cet argent, au lieu de seulement permettre de vérifier l’équivalence du travail, va permettre également de négocier l’obtention des ressources pour le compte du producteur, donc du bien marchand. L’argent va donc s’éloigner de plus en plus de la monnaie/travail, au seul profit du bien/monnaie, et de ce bien/monnaie va apparaître la concentration des ressources, sur laquelle vont ensuite successivement apparaître les premières spéculations basées sur la pénurie et le monopole, puis sur la propriété elle-même, enfin sur l’argent lui-même.

Or si à l’époque, l’évaluation du rapport prix/travail du producteur et du produit était difficile, voire quasiment impossible dès qu’il y avait une certaine distance géographique entre le consommateur et le producteur, aujourd’hui, cela serait tout à fait envisageable, et de manière très simple. L’argent lui-même pourrait nous permettre de revenir à cette simple évaluation. On peut désormais, par exemple, mesurer le temps de travail, à la minute près ; on peut donc évaluer très précisément le temps de travail moyen que nécessite telle ou telle tâche. De même, on sait mesurer assez précisément la quantité d’efforts que nécessite telle ou telle tâche, de même que sa pénibilité, ou le stress qu’elle génère.

Il nous faut donc réajuster la monnaie (ou recréer une nouvelle monnaie) à cette évaluation du rapport prix/travail, et retirer ainsi de cette monnaie les spéculations et autres plus-values. Recréer une monnaie/travail, en mettant fin au seul bien/monnaie qu’elle représente aujourd’hui. Les consommateurs pourront ainsi aisément évaluer le prix d’un service rendu, et l’acquitter en échange d’un service équivalent, rendu en contre partie. De plus, l’utilisation d’une monnaie permet au consommateur de ne pas être sommé de rendre un service d’une valeur équivalente au même producteur, mais de pouvoir rendre une quantité de services d’une valeur équivalente, à n’importe qui utilisant la même monnaie. C’est l’utilité du principe de réciprocité de l’argent. Ce principe est donc très utile, mais à condition qu’il s’applique à une monnaie de type exclusivement monnaie/travail, sinon elle génèrerait de la spéculation. L’argent, qui auparavant était le problème, devient la solution, dès que le fonctionnement de celui-ci a été équilibré.

Le mutuellisme :

Ce système économique, basé sur l’idée qu’une heure de travail doit être équivalente à une heure de travail, a été théorisé (bien qu’assez différemment de la manière dont je le fais ici), par Pierre Joseph Proudhon, dés la première moitié du XIX° siècle, et se nomme le mutuellisme. Dans un tel système économique et un tel fonctionnement monétaire, la spéculation sur le travail n’est plus possible ; si vous demandez à quelqu’un de travailler pour vous, de vous produire un objet dont la valeur est de, par exemple, une heure moyenne de travail, vous ne pourrez pas ensuite le revendre en y ajoutant une marge spéculative, puisque la valeur de ce produit restera toujours d’une heure moyenne de travail. Vous ne pourrez pas le « négocier » pour la valeur d’une heure dix, ou d’une heure vingt, puisque la valeur de la monnaie/travail n’est pas discontinue dans le temps (au contraire, la valeur de certains produits peut même être dévaluée à chaque transaction, proportionnellement à l’âge de ceux-ci, pour être intégrés dans un « marché » de l’occasion).

Ce système, de plus, permet un réel libéralisme économique, à partir du moment où l’économie ne peut pas donner naissance à une quelconque spéculation ; le libéralisme, appliqué à cette économie, ne pourra donner lieu à aucun féodalisme, à aucun despotisme économique. Proudhon va même jusqu’à dire que « si la justice est garantie dans l’échange, la liberté des contrats suffit à assurer l’ordre, et le gouvernement n’a plus de raison d’être » ; ainsi, l’anarchie (c’est-à-dire l’ordre sans le pouvoir) prend toute sa dimension.

Certaines initiatives mises en place depuis, ont été inspirées par cette théorie. C’est le cas, notamment, d’initiatives passées, comme celle du Cincinnati Time Store, créé par Josiah Warren aux Etats-Unis en 1827, de la Banque d’échange, créée par Proudhon lui-même en 1849, ou d’initiatives actuelles, comme les SELs (Systèmes d’Echanges Locaux). Ces initiatives sont toutes des systèmes dans lesquelles les travailleurs commercent par l’échange mutuel de monnaies/travail.

La propriété économique :

Avec ce système économique, il ne peut plus y avoir de notion de propriété privée. En effet, la propriété privée est justement une propriété à partir de laquelle le détenteur peut spéculer, sur la production qu’il pourrait tirer des ressources de cette propriété (en produisant des biens échangeables qu’il pourra négocier ; c’est la plus-value du marchand). Ici, le marché a été destitué. Et à celui-ci, lui a été substitué le mutuellisme ; et à la propriété privée lui est substituée la notion d’une propriété individuelle, utilisable uniquement individuellement par la personnalité réelle de l’individu, c’est-à-dire pour sa propre consommation. Alors que la propriété privée était la propriété du marchand, du négociant, la propriété individuelle devient celle du consommateur.

Et ce dernier organise sa propriété comme il le désire, soit en la travaillant lui-même, de manière autonome, pour sa propre consommation, soit en utilisant les services d’autrui en vue également de sa propre consommation, de spécialistes qui lui faciliteront le travail sans spéculation marchande, et en échange de quels services il devra fournir un service équivalent, à n’importe quel(s) consommateur(s) appartenant à ce même système monétaire. De plus, sa propriété peut être infiniment dispersée, et un individu vivant par exemple en Bretagne, pourrait tout à fait produire ses légumes et ses fruits lui-même sur ses terres bretonnes, tout en étant propriétaire d’une part, ou d’une quotité, de vignes en Bourgogne, d’oliviers en Provence, ou de cacao en République Dominicaine, qui seront travaillées sous forme de services par des spécialistes locaux, et en effectuant en contre partie des services de plomberie chez ses voisins bretons (je ne prend bien sûr pas en compte ici les critères environnementaux dans lesquels doit s’inscrire une telle économie, comme toute économie d’ailleurs, de limitation des transports, par exemple, ou bien de gestion durable des ressources, et sur lesquels je reviendrai plus tard, dans une autre catégorie d’articles).

Du coup, l’espace travaillé par un même producteur est une somme de propriétés individuelles contiguës, ou un assemblage de celles-ci. Elle est travaillée par un même spécialiste pour le compte de plusieurs consommateurs ; c’est une propriété associée, où le producteur est un salarié de cette association. On comprend là, d’ailleurs, la limite d’un SEL, qui est en fait une initiative d’utilisation de monnaie/travail, mais basée sur la propriété privée, donc sur l’investissement privé. Ce qui nous ramène donc à la deuxième contradiction économique, que je vais aborder dans mon tout prochain article économique.

Conclusion :

Tout comme la planification de l’économie, le mutuellisme est donc une économie qui se substitue au marché. Mais à la différence de celle-ci, le mutuellisme n’impose nullement aux individus le despotisme de l’économie commune. Au contraire, il libère l’individu de toute forme de despotisme économique, que ce despotisme provienne d’un unique individu et de sa propriété privée (en biens ou en ressources), ou qu’il provienne de la communauté entière et de sa propriété commune. L’individu y gère individuellement sa consommation, et dispose pour cela du choix de gérer individuellement la production qu’elle nécessite, ou de la gérer collectivement, en utilisant les services de spécialistes, et ce, de manière particulière pour chaque produit. Ce système laisse également la place à l’initiative individuelle du producteur, tant que celui-ci reste au service du consommateur. Le consommateur accepte l’initiative du producteur en utilisant ses services, et le producteur exerce son talent, sa spécialité, selon son initiative, sa méthode, son savoir faire, mais il le fait en se mettant au service du consommateur. Il y a donc un rapport d’égalité entre le producteur et le consommateur, un échange volontaire et mutuel de bons procédés : l’un exerce ses talents créatifs et est rémunéré pour cela, et l’autre obtient son produit à moindre coût, donc à moindre labeur, que s’il l’avait lui-même produit.

Dans cet échange mutuel, rien n’est confisqué, ni à l’un ni à l’autre, par une quelconque spéculation. Et chacun s’enrichit de la liberté économique de l’autre, telle l’abeille qui s’enrichit du nectar que produit la fleur, en même temps que cette dernière profite du service de pollinisation que lui rend l’abeille. Les intérêts sont individuels, mais l’échange est mutuel ; il y a équivalence de ces deux services.